Le travail, essence de l'homme ? Qu'est-ce que le travail ? (2024)

1Depuis que Marx a déclaré que l’élément différentiel entre l’animal et l’homme était que celui-ci était capable de «produire ses conditions d’existence» (1846), de transformer le monde et ainsi de ne plus être soumis aux seuls aléas de la nature, le travail est considéré aussi bien par les marxistes que les non-marxistes non seulement comme une caractéristique importante de l’espèce humaine, mais comme l’essence de l’homme. Dans une perspective socio-historique, nous pouvons écrire, avec raison, que le travail est devenu, depuis l’avènement du capitalisme et la révolution industrielle du XVIIIesiècle, un attribut central de la vie humaine dans les sociétés occidentales. En parlant de l’essence de l’homme, nous passons donc d’une perspective psycho-sociohistorique à une vision ontologique.

2Nous allons donc nous demander dans la première partie de ce texte si une telle vision reflète la vérité de l’homme; ce qui nous amènera dans une deuxième partie à mieux définir ce qu’est devenu le travail.

3À la question le travail est-il l’essence de l’homme, notre réponse sera d’emblée (nous justifierons naturellement notre propos), totalement négative. Cela ne signifie pas que d’autres éléments puissent s’inscrire avantageusem*nt à sa place mais simplement que l’être humain est pourvu de nombreux attributs et qu’il n’y a aucune raison, sociologique ou ontologique, de penser que certains d’entre eux sont plus fondamentaux que d’autres. La liste que nous proposons n’est sans doute pas exhaustive. En tout état de cause, elle n’implique, dans notre esprit, aucune suprématie (même si certains auteurs en établissent une) d’un attribut sur un autre.

4Tous les hommes possèdent un langage (les langues se comptent par centaines et il en a existé des milliers), aussi bizarre et aussi rudimentaire soit-il. «Honneur des hommes, saint langage», écrivait Paul Valéry qui savait ce dont il parlait. «Honneur des hommes» parce que le langage permet le passage de la force physique au conflit métabolisé, au dialogue, à la conversation, au jeu, au débat et à la controverse. La parole émerge et prend place «lorsque les lances sont rangées» écrivait de son côté Marcel Mauss (1924).

5Le langage est indispensable pour parler avec soi-même (monologue intérieur, introspection, autoanalyse), pour explorer son «for intérieur», «ses gouffres» (Victor Hugo) ou plus simplement ses sentiments profonds ou superficiels. Certes, ce dialogue intérieur est pratiquement une invention relativement récente (les Grecs, par exemple, ne concevaient pas ou réprouvaient la dissociation entre la pensée intime d’une part et les paroles et les actes d’autre part) [Starobinski, 1974] [1]. Nous connaissons maintenant toute son importance, non seulement dans la littérature (d’Édouard Dujardin, l’inventeur du «monologue intérieur», à Proust, Joyce, Virginia Woolf ou Nathalie Sarraute) mais également dans la vie de chaque jour du citoyen moyen.

6Il est surtout à la base de la communication avec autrui (en donnant au terme communication le sens élargi que lui a conféré Claude Lévi-Strauss [1950]), qu’autrui soit une personne, un groupe proche ou une culture profondément différente. Sans langage commun (ou sans recherche d’un langage commun lorsque deux «ensembles» ne possèdent pas la même langue), pas de communication, de don de paroles, pas de don ou d’échange de biens ou de services, de rituels, de fêtes ou de femmes. Ce qui signifie le repli sur soi, sur son groupe, sa confrérie, sa chapelle, sa secte. D’où l’entre-soi (et sa chaleur étouffante) et en fin de compte l’endogamie, porte de l’inceste et difficulté ou même impossibilité de créer du lien social car tout groupe fermé est traversé par des tendances paranoïaques [2] (Castoriadis, 1999; Zaltzman, 1998).

7À l’appui de nos dires évoquons un moment le très bon livre d’anthropologie sociale de Malinowski Les Argonautes du Pacifique occidental (1922) où il décrit le commerce du kula entre les habitants de Dobu et ceux des îles Trobriand. Ces deux peuples se sont affrontés jadis et ils s’en souviennent. Ils ont peur l’un de l’autre. Ils ne parlent pas la même langue. Néanmoins l’un d’entre eux (les Trobriandais) se risque à prendre la mer pour se rendre à Dobu et apporter en don des brassards de coquillage (les habitants de Dobu rendront, plus tard, des colliers de coquillage). En abordant l’île, les Trobriandais se lancent dans des louanges effrénées de leurs hôtes car ils sont loin d’être tranquilles. Des incantations de sauvegarde sont nécessaires: «Ma mère n’existe plus, ma mère c’est toi, femme de Dobu; mon père n’existe plus, c’est toi, homme de Dobu.» Les habitants de Dobu sont charmés. Comme l’écrit MalinowsKI: «Cet acte si simple, ce passage de main de deux objets sans significations et qui ne servent à rien, a réussi à devenir la base d’une relation intertribale.» En effet, la parole engage et tout le monde la respecte. Et Lévi-Strauss commentant Malinowski, peut écrire: «Le Don réciproque accomplit le passage de l’hostilité à l’alliance, de l’angoisse à la confiance, de la peur à l’amitié» (1947).

8Le langage a d’autres vertus. Lorsqu’il s’exprime au travers d’une parole fondamentale, c’est-à-dire d’une parole créatrice donnant un nom aux êtres et aux choses, comme Adam nommant les formes vivantes du paradis, ou d’une métaphore qui lie des éléments (des termes) qui n’avaient aucune raison de se rejoindre (autrement dit d’une parole poétique), il engendre une réalité nouvelle, surprenante, parfois insolite, en tous les cas, il favorise une véritable révélation qui amène ravissem*nt et surtout une autre manière de percevoir, de ressentir, de penser. «Les mots font l’amour», écrivait André Breton. À ce moment, le locuteur, l’écrivain se conduit comme un véritable Dichter, mot allemand dont l’équivalent français «poète» est bien faible. Le Dichter «pour Canetti plus peut-être qu’aucun autre être humain porte une responsabilité à l’égard de la vie. Son ministère premier, de chaque instant est de s’opposer à la mort. C’est un acte moral, peut-être l’acte moral par excellence» (Steiner, 1997). Mallarmé disait déjà: «Donner un sens plus pur aux mots de la tribu» et ainsi écrire une nouvelle page dans la vie de tous les êtres humains. Les surréalistes ont, à leur tour, bien perçu la fonction instauratrice, instituante de la parole qui est, au-delà de la simple communication (et encore celle-ci peut établir des liens de sympathie, d’amitié et d’amour), de faire surgir un autre monde, un monde où le merveilleux (banni de la triste vie quotidienne où le meurtre et la catastrophe nous étreignent et nous étouffent) aura toute sa place.

9Sans langage articulé, constamment renouvelé, fréquemment inventé, nous ne serions, en fait, que des animaux perfectionnés (et encore!). Le langage nous fait accéder à l’univers de la culture (de la sortie de l’animalité) et nous transformons la culture par le langage. Aussi est-il une des caractéristiques essentielles de l’espèce humaine.

10Depuis les précurseurs de la sociologie (en particulier Saint-Simon, Comte – bien qu’il ait inventé le terme de sociologie, il peut être rangé dans cette catégorie – et Fourier) et surtout depuis Freud, nous savons que l’amour est la matrice du lien social. Il est impossible de développer ce thème que nous avons traité dans notre ouvrage Les tumultes de l’amour (Enriquez, 2012) et auquel nous ne pouvons que renvoyer le lecteur. Hegel s’en était déjà rendu compte quand dans sa première «philosophie de l’esprit», il avait évoqué la dialectique des amants comme instauratrice de la reconnaissance mutuelle. Les Anciens (grecs et romains) avaient (sauf Empédocle et Platon) donné une prééminence de l’amitié sur l’amour (La Fontaine, formé par la lecture des Anciens, n’écrit-il pas: «Un ami véritable est une douce chose»). De toutes manières sans amitié et sans amour et au moins sans un minimum de sympathie (Tocqueville), l’homme serait un véritable loup pour l’homme et aucune société durable n’aurait pu venir à l’existence.

11C’est parce que les gens s’aiment (même un peu) qu’ils peuvent élever leurs enfants et les aimer, les tenir, les caresser et les faire advenir en tant qu’êtres humains. Les travaux de Spitz (1950) sur l’hospitalisme, ceux de Winnicott ont bien montré que sans amour, tendresse, affection, les enfants dépérissaient et risquaient de mourir. Travaux bien connus, sur lesquels il est inutile de s’appesantir. Quant aux relations sociales quotidiennes qui exigent que chacun sache converser, dialoguer, se rendre des services, manger ensemble, il faut bien que quelques bribes de l’Éros soient présentes pour que les institutions, les organisations, les groupes demeurent des ensembles vivants où chacun en coordonnant ses efforts avec autrui peut espérer (même s’il est souvent déçu) être reconnu, considéré, estimé. Si l’amour, tel que nous le concevons, est peut-être né vers le XIIesiècle, comme l’écrivent les spécialistes du Moyen Âge, l’Éros a toujours existé (de même que l’indifférence et la haine) et doit lutter continuellement contre les tendances à la victoire des pulsions de mort qui nous condamneraient à la destruction ou à l’autodestruction. Pour que la vie continue, pour des relations sociales durables, il faut comme le disait Bichat (relayé de nos jours par G.Canguilhem, 1966) mobiliser toutes les forces qui s’opposent à la mort. Une telle condition ne peut être écartée. Les peuples qui ont cru le contraire (les pays de totalitarisme délirant) ont fini par s’éteindre ou ont été proches de disparaître.

12Le travail a été longtemps considéré comme une obligation, une contrainte (laissons de côté son origine, tripalium, continuellement rappelée par des myriades d’auteurs) provoquée par la nécessité (l’Anankè) de se nourrir et de s’abriter. Pourtant les sociétés «archaïques» (celles des chasseurs-collecteurs) travaillent peu. Même les dernières sociétés de ce type qui demeurent et qui ont connu la «révolution néolithique» (l’agriculture et l’élevage) consacrent peu de temps à cette activité. Ainsi, les Nuers (tribu africaine) étudiés par l’anthropologue anglais Evans-Pritchard (1971) [3] «accompagnent vers 7 heures pendant une demi-heure le gros bétail aux pacages (il en reste rarement plus de deux ou trois pour garder les bêtes, chaque famille, à tour de rôle envoie l’un de ses hommes), vers 14h30 ils retournent le fumier avec de gros bâtons, à 16h30, ils rallument le feu dans leur foyer, vers 17 heures, ils attachent le bétail. Le reste du temps, ils le passent à l’abri de leur brise-vent». Quant aux tribus tupi-guarani (ou guyaqui) analysées par Clastres (1974) [4], elles travaillent encore moins: «Le gros du travail, effectué par les hommes, consistait à défricher, à la hache de pierre et par le feu, la superficie nécessaire. Cette tâche accomplie, à la fin de la saison des pluies, mobilisait les hommes pendant un ou deux mois. Il en résulte donc cette conclusion joyeuse (c’est nous qui soulignons): les hommes travaillaient environ deux mois tous les quatre ans. Quant au reste du temps, ils le vouaient à des occupations éprouvées non comme peine mais comme plaisir: chasse, pêche, fêtes et beuveries; à satisfaire leur goût passionné pour la guerre.»

13Certes Evans-Pritchard comme Clastres indiquent que le reste du processus agricole et de l’élevage est le fait des femmes qui, elles, n’ont guère de loisirs puisqu’en plus de ce travail elles doivent préparer les repas et s’occuper des enfants. Preuve une fois de plus que la domination masculine n’a pas attendu l’essor du capitalisme pour s’imposer radicalement [5]. D’où notre conclusion peut-être quelque peu osée: les hommes n’aiment guère travailler et ils ne le font que contraints et forcés ou lorsqu’ils espèrent (comme dans nos sociétés) être reconnus par les dirigeants et les collègues des organisations dont ils font partie et qu’ils peuvent espérer satisfaire leur besoin de réussite, de fierté, de gloire et leur goût pour l’argent, dispensateur de plaisir.

14Ce peu de goût pour le travail nous le retrouvons (et nous serons bref à ce sujet bien connu) dans les sociétés qui ont formé le socle de la civilisation occidentale. Très nombreuses sont les études qui ont souligné, à satiété, le manque de goût des Athéniens citoyens pour le travail. Le citoyen est d’abord (d’où son nom) un homme qui s’occupe des affaires de la cité et qui décide, avec les autres citoyens, de la meilleure manière de les mener à bien. Les autres (les paysans, les artisans, les métèques, les esclaves) sont rivés à leur travail. Il n’est que de se souvenir des plaintes qu’Hésiode (qui était paysan bien que poète) a formulées dans son texte Les travaux et les jours. Certes les «métèques» avaient parfois des charges publiques importantes mais ils demeuraient des «hors-loi». Le travail n’était donc aucunement valorisé dans cette polis qui nous a pourtant donné les premières leçons de démocratie. Le citoyen a pour tâche (noble) de bien faire fonctionner la démocratie en se rendant quotidiennement à l’agora ou à l’ecclésia lorsque des décisions sont à prendre. Les non-citoyens, eux, ont comme tâche (plus ou moins vile) la production et la commercialisation des biens et des services.

15Comme nous le savons ce genre de vie ne fut pas réservé à la société athénienne. Il fut prédominant dans les sociétés européennes et asiatiques. Il n’est que de rappeler la division entre les trois fonctions essentielles mise en évidence par Dumézil (1940) qui ont caractérisé nos sociétés jusqu’à la Révolution française: la force (d’où les hommes de guerre – les nobles d’épée dans notre société), la souveraineté spirituelle (d’où les hommes de prières – les prêtres) et la fécondité (d’où les hommes de peine – paysans, artisans, commerçants) qui se nourrissent comme ils peuvent et qui sont contraints à nourrir les deux premières catégories, qui estimaient déchoir si elles se commettaient à travailler. Naturellement, il y a toujours eu certaines accommodations à cette division fondamentale. À côté de la noblesse d’épée a pu se développer une noblesse de robe (dont certains magistrats, avocats, médecins, écrivains parfois purent faire partie). À côté des prêtres séculiers, il y eut des prêtres réguliers qui dans leurs monastères pratiquaient une certaine forme d’agriculture et préparaient des plantes médicinales. Mais ces exceptions à la règle n’empêchaient pas les nobles puis la bourgeoisie montante (en Angleterre ou en Hollande) de fort peu travailler [6].

16L’atmosphère avait pourtant bien changé depuis le début du XIXesiècle. Saint-Simon (remarquable anticipateur des temps modernes, trop souvent encore mésestimé) proclamait la nécessité pour tout le monde d’accéder enfin à l’âge industriel et de se mettre au travail. D’où la fameuse fable des abeilles (les producteurs) et des frelons (les oisifs, les nobles, les prêtres, les rentiers) prônant la victoire des abeilles. Les saint-simoniens (malgré leur emphase et leur attitude fréquemment ridicule) portèrent très haut le message de Saint-Simon et beaucoup d’entre eux furent de remarquables constructeurs (Ferdinand de Lesseps) ou hommes d’affaires (les frères Pereire).

17Marx, autant admirateur de Saint-Simon que contempteur de Proudhon, n’avait plus qu’à apporter sa signature et ses brûlots. Tous au travail! Ce travail pouvait néanmoins engendrer pour le plus grand nombre exploitation et aliénation. Mais les ouvriers conscients et organisés seraient un jour capables de «briser leurs chaînes».

18Hélas, nous en sommes toujours à l’âge industriel qui s’est complexifié en s’adjoignant un âge commercial (consommation à outrance) et un âge financier (la spéculation). Et le monde est obsédé alternativement par la croissance et par la crise et se demande s’il ne court pas allègrement à l’abîme (la vision de l’apocalypse se révélant moins «joyeuse» que celle vécue par les Viennois dans les années qui précédèrent la «Grande Guerre»).

19Les cris d’alarme ou les plaidoyers pour un autre mode de vie n’ont pourtant pas manqué. Déjà à la fin du XVIIIe, Rousseau, sur le continent, Samuel Johnson, moraliste et lexicographe (qui eut à la même époque une influence considérable sur les mœurs et les lettres anglaises) en Angleterre, avaient déjà fait un éloge de la perte du temps, de la rêverie, de la marche salutaire ou de la conversation.

20Au XIXesiècle Thoreau, puis Lafargue (gendre de Marx), Nietzsche, Stevenson, au XXesiècle Russell, Malevitch, Bataille, eux aussi s’élevèrent contre la mystique du travail et donnèrent ses lettres de noblesse à l’oisiveté. Il est impossible dans un bref article de rendre compte des travaux de ces divers penseurs et de leur rendre l’hommage qui leur est dû, pour avoir été des hommes-vigiles qui se sont rendu compte des conséquences de cette apologie du travail. Elle ne pouvait entraîner d’après eux que la mutilation des êtres humains. Nous espérons un jour pouvoir consacrer un texte aux réflexions stimulantes de ces hommes amoureux de la vie.

21Pourtant les passer totalement sous silence nous apparaît comme une gageure à laquelle nous ne pouvons nous soumettre. Conclusion: voici quand même quelques pensées éparses de quelques-uns de ces auteurs.

22Lafargue dans Le droit à la paresse (1888) souligne la dégénérescence de la classe ouvrière obligée de travailler de douze à quatorze heures et des enfants de 6 à 8ans qui subissent «la même torture» et enjoint les ouvriers à se délivrer de «la passion moribonde du travail». Il pointe, avant les économistes et les politologues classiques, les risques de surproductivité, le gaspillage et le colonialisme indispensable pour écouler les marchandises en surplus. Il montre que le capitalisme, pour continuer, doit créer des besoins factices et donc «découvrir des consommateurs». Il souligne, bien avant Althusser et ses «appareils idéologiques d’État», la nécessité des bourgeois de développer des «professions idéologiques» pour juguler les révoltes possibles de «l’ennemi intérieur». Il se moque des bourgeois «condamnés à la paresse, à la jouissance forcée et à la surconsommation» dont le ventre «s’entripaille». Il réclame la journée de trois heures et il entonne la louange de la paresse en rappelant ce vers des Bucoliques de Virgile «O Meliboe, Deus nobis hoec otia fecit» (Ô Mélibée, Dieu nous a donné cette félicité [l’oisiveté]) et en écrivant: «Ô paresse, prends pitié de notre longue misère! Ô paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines.»

23Bertrand Russell (1932) lui aussi évoque les crises de surproductivité, la volonté de la classe dirigeante de faire travailler les ouvriers et de se réserver les loisirs parfois les plus stupides (chasser le renard!). Il célèbre l’esprit ludique et l’importance de la culture (et non de la civilisation, en quoi il a raison, la civilisation comprenant à la fois la culture et la violence – la domination). Hélas ce ne sont pas les universités qui sont aptes à apprendre à leurs étudiants le désir d’entreprendre des recherches «suivant des voies inédites [7]». Il avance qu’avec quatre heures de travail par jour, chacun pourra avoir le temps de se cultiver et d’éprouver «la joie de vivre, d’être original, bienveillant et non guerrier» (c’est nous qui soulignons).

24Quant à Rousseau, Nietzsche, Thoreau, on sait à quel point ils se livraient à la promenade («Je ne fais rien qu’à la promenade», Rousseau), à la marche (Thoreau trois à quatre heures par jour, Nietzsche six heures) dans la nature («Notre éthos est de penser à l’air libre», Nietzsche) qui seule donne «le sentiment d’existence» (Rousseau). Rappelons la belle formule de Thoreau (1854): «Il est vain de s’asseoir pour écrire quand on ne s’est jamais levé pour vivre.» Écoutons Johnson (1761) qui répondait à l’objection de Boswell (son biographe), «L’oisiveté engendre l’ennui»: «Si fait, monsieur, parce que les autres sont occupés de sorte que nous manquons de compagnie. Si au contraire nous étions tous oisifs, nous n’éprouverions nulle lassitude, nous nous divertirions les uns les autres.» Rêvons avec Stevenson (1877) sur «l’apprentissage dans la rue» et à l’oisiveté pendant la jeunesse «car les premiers en classe souvent ne font rien de leur vie», sur l’importance de l’école buissonnière car «c’est autour de vous et au prix d’un simple regard que vous apprendrez la chaleur, le sourire de la vie», et à être «rayonnant». Il se moque des pauvres individus affairés «qui n’auront peut-être jamais satisfaction et qui auront été dupés».

25Terminons par Bataille qui écrivait dans «La notion de dépense» (1930) avec la violence qui le caractérisait avant-guerre: «La vie humaine… ne peut, en aucun cas, être limitée aux systèmes fermés qui lui sont assignés dans des conceptions raisonnables. L’immense travail d’abandon, d’écoulement, et d’orage qui la constitue, pourrait être exprimé en disant qu’elle ne commence qu’avec le déficit de ces systèmes… S’il y a de l’ordre… il faut que les forces ordonnées se libèrent et se perdent pour des fins qui ne peuvent être assujetties à rien dont il soit possible de rendre des comptes…», et qui conclut par cette proclamation: «L’insubordination caractérise l’espèce humaine.»

26Pas de sociétés sans mythes (sans légendes) [8], sans religions ou sans idéologies plus ou moins dominants. Bergson (1932) a résumé cette obligation sociale dans une formule fameuse et décisive: L’homme est une machine à faire des dieux, formule à laquelle pourraient souscrire des penseurs aussi différents que Durkheim et Castoriadis.

27Mais pour quelles raisons? Tout simplement parce que l’homme perdu sur la terre, littéralement «jeté» (Heidegger) dans un monde inconnu a toujours eu besoin de «garants transcendants» qui lui assurent (ou qui feignent de lui assurer) que sa vie n’est pas le fruit du simple hasard, n’est pas absurde, et qu’elle est donc pourvue de sens. Comme l’être isolé n’est pas en mesure de donner ou de trouver ou encore de construire une vie signifiante, il a besoin de se raccrocher à une croyance. Aristote disait: l’homme est un être qui a soif de vérité, Castoriadis (1978) lui répond vingt-quatre siècles après (bien qu’il soit un grand admirateur d’Aristote): «Non. L’homme a soif de croyance.» Il a un besoin de croire à quelque chose qui le dépasse et qui légitime sa vie sur terre. Ce «quelque chose» sera, selon les périodes historiques et suivant les personnes (car chaque humain représente, comme l’a dit fortement Fourier, un écart absolu par rapport à tous les autres, écart biologique, historique, psychologique, sociologique et qu’il ne peut pas combler – il n’y a pas de «même», le plus semblable est toujours, au moins par certains aspects, dissemblable) un mythe fondateur de la tribu (accompagné par une série de rituels), un mythe du héros (les mythes répondant toujours à un double besoin: un de réassurance et de cohérence intellectuelle – voilà pourquoi cette tribu, cette société existent – permettant à chacun d’avoir une vision unifiée et commune de l’univers et de sa place dans le cosmos, et un de contagion affective – voici les exemples que chacun doit respecter et imiter tout en sachant qu’il est impossible d’être aussi bien, aussi pur que les fondateurs ou les héros mais en ressentant également dans son intimité que c’est par cet essai de ressemblance qu’il peut s’élever et s’arracher, en partie, à sa condition de «petit homme»), une religion ou une idéologie, qui a la même structure et la même fonction que la religion, dans des contrées où la religion est en déclin (le pays, la terre – la terre ne ment pas disent les traditionnalistes – la nation, la patrie, voire la secte). Les hommes ont besoin ainsi de croyance et d’illusion. Et plus la croyance est forte, plus les individus sont des «séquestrés de la croyance» (Roy, 1998), plus l’illusion est solide, renforcée par les rituels et surtout par les dogmes qui donnent un sens préalable à tous leurs actes, plus ils se sentent délivrés de la tâche ingrate de chercher et de donner du sens à leur vie, et ils peuvent s’endormir dans un «sommeil dogmatique».

28Seuls quelques-uns, qui adhèrent au précepte de Stendhal (dans sa correspondance): «Si la vie cessait d’être une recherche, elle ne serait plus rien», qui n’éprouvent pas le besoin d’être consolés, rassurés, qui n’ont pas «la nostalgie du père» (Freud, 1927), qui vivent sans espérance dans un monde futur céleste ou terrestre mais qui font tranquillement ou douloureusem*nt leur «longue et lourde tâche» (Vigny), qui combattent et qui travaillent comme si cela servait à quelque chose [9], n’ont besoin ni de mythes, ni de religions, ni d’idéologies fortes. Ils savent que leur présent est le seul don qu’ils reçoivent et ils s’en contentent.

29Depuis Winnicott (1971), nous nous sommes rendu compte de l’importance du jeu (play) dans la formation de l’enfant. Tous les parents («suffisamment bons» [Winnicott]) en sont persuadés et de nombreux pédagogues (heureusem*nt!) le sont également [10]. Les adultes ne sont pas en reste. Jeux de cartes, jeux de hasard pur, jeux sportifs (de compétition ou de masse, par exemple marathon) les sollicitent jusqu’au «grand âge». À tel point qu’un spécialiste du jeu comme Caillois (qui a consacré un livre à ce sujet et organisé le volume de «La Pléiade» sur «les jeux») a pu écrire, en évoquant également les différences culturelles: «Dis-moi à quoi tu joues, je te dirai qui tu es» (1958).

30Ce ne sont pas seulement les jeux qui requièrent les hommes, mais la danse (de salon, sportive, le «hip hop», etc.), le chant (le nombre de chanteurs dans les chorales est en progression constante) et les fêtes – il n’est que de relever le nombre de jours fériés jusqu’à la Révolution française (quatre-vingt-dix) et les fêtes actuelles qui tendent à se multiplier pour les raisons les plus diverses et durant lesquelles se dilapident énergie, argent, alcool, drogues, tabac… (fêtes qui tournent parfois mal) pour se rendre compte que les personnes recherchent la convivialité, l’étourdissem*nt, la musique tonitruante, les jeux de lumière, en un mot l’enivrement.

31Roger Caillois et également Georges Bataille (1957) [avant eux Johan Huizinga, 1938] ont eu raison d’indiquer que sans fêtes les hommes se sentiraient profondément amputés. Or la fête est par définition l’inverse du travail. Elle signe toujours la fin du «temps usé» (Caillois, 1938) et le désir du renouveau, d’un temps où on peut se laisser aller, ne pas être sérieux, au besoin – comme le dit l’adage populaire – «faire les fous». Enfin quitter le rationnel de la vie quotidienne pour s’adonner à l’irrationnel, à l’émotionnel et à la dépense. Mentionnons après toutes les activités nommées jusqu’à présent que les individus sont obligés de se reposer (irrévérencieusem*nt Malevitch [1921] indique que Dieu, après six jours de travail, se repose définitivement) et passent environ un tiers de leurs existences en dormant.

32Pas de tribu, de «polis», de société sans guerre. Clastres notait que le plaisir essentiel des Guaranis était la guerre; les spécialistes de la démocratie athénienne ont toujours souligné son caractère profondément agonistique. Toutes les sociétés ont fait la guerre à un moment ou un autre, guerre contre l’ennemi ou guerre civile. Depuis que les historiens existent, ils n’ont pas pu trouver, dans le monde, un jour sans guerre. Les forces de mort (les pulsions de mort) sont toujours opérantes. Nous savons tous maintenant que la haine qui constitue l’objet est antérieure à l’amour, que la violence originaire (Aulagnier, 1975) ou fondamentale (Bergeret, 1984) est présente dès les premiers jours de l’enfant, que la destruction (qui est souvent très loin d’être toujours «créatrice») sévit constamment (la reconstruction permettant de nouveaux investissem*nts et une croissance accélérée).

33Les enfants aiment jouer à la guerre et parfois les adultes en abusent en les menant à participer à de vraies guerres. La désolation, la dévastation sont plus fréquentes que le regain, le renouveau. Après tout dans les temps anciens les héros étaient le plus souvent des «guerriers», maintenant ils sont remplacés par des missiles et des drones, beaucoup plus destructeurs. L’idée d’un monde sans guerre s’est définitivement éloignée. D’autant plus que certains envisagent la guerre comme un travail «comme un autre [11]».

34En conclusion de cette première partie, nous pouvons confirmer notre proposition initiale: le travail ne constitue pas l’essence de l’homme même s’il est devenu dans les temps modernes le plus important de ses attributs ou au moins un de ses attributs essentiels.

35Il nous faut maintenant nous demander: qu’est-ce que le travail?

36Pour répondre à cette question, il n’est pas inutile de revenir à «l’originaire» et de se référer aux grands philosophes: Platon et Aristote [12].

37Pour Platon, la connaissance de l’absolu est essentielle et première. Elle consiste essentiellement en la contemplation des formes et des idées, c’est-à-dire les modèles intelligibles de la réalité sensible, en premier lieu en la contemplation de l’idée du Bien. D’où la primauté chez lui du savoir sur l’action [13].

38Aristote sera directement plus utile pour notre propos. Il distingue quant à lui plusieurs formes de l’action renvoyant à plusieurs parties de l’âme. Il y a d’abord une action purement rationnelle qui se divise en action théorétique semblable à l’action théorique de Platon (il faut d’abord contempler, c’est le sens premier du terme théorie), nécessaire pour connaître ce qui est, et en action calculatrice. Cette dernière porte sur le contingent qui implique toujours délibération (intérieure ou à plusieurs voix) et décision qui doit se concrétiser dans une action sur le monde.

39Cette dernière forme de l’action (ce que nous appelons, nous modernes, simplement l’action) se divise elle-même en praxis et en poésis. La praxis est un agir dont le but réside dans l’exercice pratique de l’activité elle-même (la politique, la médecine, l’éducation, auxquelles nous pouvons ajouter en particulier le jeu, le sport). La praxis est «intéressante non parce qu’elle produit mais parce qu’elle manifeste l’identité de celui qui agit» (Arendt, 1958). Pourtant une telle vision est insuffisante car la praxis a toujours un rapport avec l’humain. C’est pourquoi il est indispensable de la compléter par ce que dit Castoriadis qui l’estime toujours liée à l’imagination collective. Pour Castoriadis (1975) c’est «ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme les agents essentiels du développement de leur autonomie car les gens sont déjà partiellement autonomes» (les membres du peuple, les malades, les analysants, les élèves) [14]. Elle vise donc l’émancipation humaine; c’est pourquoi la lutte des classes, la résistance sont des praxis par excellence.

40La poésis est une notion profondément ambiguë. D’un côté elle s’exprime dans le monde de la production d’objets, d’outils (donc quelque chose d’extérieur à l’humain, contrairement à la praxis), de la technique (autrement dit de toutes les méthodes et moyens à utiliser pour atteindre une fin préétablie et des normes et règles à respecter pour éviter, autant que possible, les résistances et ce que nous nommons les «effets pervers»). Mais d’un autre côté, elle se révèle dans l’activité créatrice, écrits, musique, peinture, sculpture, architecture, etc., qui sont souvent, comme l’évoque Castoriadis, des créations «ex nihilo», expression de «l’imaginaire radical».

41L’art (l’ensemble des activités artistiques) est une reconstruction du monde, il a toujours exprimé (même au Moyen Âge où les règles étaient codifiées et impératives) la capacité de ceux qui font une œuvre de «dévier» des modèles imposés, d’inventer des détails imprévus, d’oser parfois des transgressions inouïes. Les artistes ont toujours été par certains aspects des «Dichters», comme nous l’avons mentionné antérieurement, qui nous ont (au moins les meilleurs d’entre eux) transformés, ravis, soulevés, enthousiasmés [15]. Or qu’en est-il actuellement? L’art contemporain est entré totalement dans le monde marchand. Jeff Koons ou Damien Hirst n’en sont que les exemples les plus spectaculaires. L’artiste, de plus en plus, veut réussir rapidement et créer (!) ce que le marché lui réclame. Certes, tous ne sont pas ainsi, mais la plupart le sont. Ils deviennent, même s’ils pensent et disent le contraire, de simples producteurs.

42Et lorsqu’on regarde la production non seulement elle s’attache à mettre sur le marché des produits de plus en plus dégradables rapidement (et non réparables), des objets souvent totalement inutiles même s’ils sont exécutés astucieusem*nt, mais également à codifier des lois, des normes, des règles, des ensembles de procédures qui étouffent toute velléité de création (cf. simplement les procédures absurdes d’évaluation des «performances» des universités et des enseignants qui ont pour seuls résultats de traquer le désordre [16], autrement dit de faire disparaître toute créativité).

43Si encore cette production était relativement planifiée, dans un monde stable où les travailleurs pouvaient avoir le temps d’apprendre leur métier, d’inventer leurs «tours de main», de s’éloigner du travail prescrit [17], de transmettre leur savoir, de vivre dans des collectifs responsables, d’être reconnus dans leur compétence, la situation serait toujours difficile mais acceptable. Mais ce n’est plus le cas. Les projets changent continuellement, les ordres entraînent des contre-ordres, les entreprises ferment ou sont rachetées, le culte de la performance et de l’urgence règne, les collectifs sont brisés, le «stress professionnel» et même le harcèlement deviennent une réalité quotidienne. Les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent.

44Inutile de continuer. Tout le monde a conscience de la dégradation des conditions de travail et de la montée de la précarité (Gaulejac, 2011).

45En conséquence, le travail exprime l’exploitation des personnes. Dans un monde où seul le profit est respecté, chaque individu «subalterne» est mis dans une situation d’angoisse, de peur de perdre sa situation et est contraint d’accepter le salaire insuffisant ou l’emploi même rebutant qu’on lui propose sous peine de se transformer un jour en SDF. Jamais l’exploitation n’a été aussi franche et aussi cynique [18].

46Quant à l’aliénation, elle n’a jamais été aussi massive. Si l’autonomie (l’émancipation humaine) est la capacité de se situer dans le monde, de se l’approprier, de le construire par la praxis, de lui donner un sens, de constituer, dans notre résonance (Amado) au monde, notre identité et d’entreprendre des expériences qui laissent une trace significative dans notre vie (ce que les auteurs allemands nomment les «Erfahrungen [19]»), d’entrer en relation et d’«aimer» tout ce qui est aimable, et qui nous permet de nous interroger, de nous former, de grandir, on peut écrire, hélas, sans hésitation, que le projet d’autonomie individuelle et collective, dont Castoriadis a été le héraut, se porte fort mal et que l’aliénation devient notre réalité quotidienne et la praxis une sorte d’«antiquité» dont on parle encore mais qui n’innerve plus notre pratique quotidienne. Récemment Helmut Rosa dans ses ouvrages portant sur le processus d’accélération de l’histoire a bien montré que si pour Marx l’aliénation des hommes se situait par rapport aux actions [20], aux produits (puisque la production leur échappe), à la nature (qui est rejetée par le monde technique), elle affecte, actuellement, également, l’espace, le temps, les autres, le rapport à soi des êtres humains et en définitive leur monde vécu, ce dernier devenant une terre de «silence».

47Praxis en berne, création chaque jour de plus de «marchandises», production (et naturellement aussi, en corollaire, consommation à outrance) nous éloignent d’un monde (où la désolation tend à régner) et de nous-mêmes. L’aliénation est partout, l’autonomie sinon impossible du moins extrêmement difficile.

48Que faire alors? Nous voudrions maintenant évoquer les conditions d’un travail créatif (intégrant la praxis) sans nous faire trop d’illusions sur leur caractère réaliste. Peut-être verserons-nous dans l’utopie mais comme nous l’avons écrit antérieurement: «Les sociétés qui ne rêvent pas, sont des sociétés qui meurent.»

49a) Ne jamais confondre, comme nous l’indique Dominique Lhuilier (2006), travail salarié, activité et emploi. Le travail salarié implique la connaissance d’un métier pour lequel un apprentissage a été préalablement nécessaire (ou qui va se faire «sur le tas» grâce dans le meilleur des cas à l’aide d’un compagnon, plus expérimenté) et qui va permettre au travailleur de faire preuve d’imagination et de «débrouillardise», de se confronter au «réel du travail» (toujours différent du «travail prescrit»). Les activités (par exemple les «travaux domestiques», le bricolage, etc.) «ne relèvent pas du loisir mais assurent les mêmes fonctions du travail au sens usuel du terme: fonctions utilitaire, sociale et identitaire [21]». L’emploi est toujours situé à l’intérieur d’une organisation. Il est encadré par des normes, des règles, des procédures. Il se présente comme l’expérience fondamentale de la contrainte.

50L’activité exprime les possibilités humaines, le travail salarié la possibilité malgré les contraintes (et son caractère «aliéné») de faire preuve d’initiatives, l’emploi n’a, pour la plupart des personnes en recherche d’emploi, d’autre signification que la survie biologique ou sociale.

51b) Faire correctement son travail mais ne jamais faire de zèle – ne pas s’investir totalement dans son travail, avoir toujours d’autres centres d’intérêts même si on «réussit» fort bien dans la fonction et si on est appelé à faire une belle carrière. Comme le disait avec humour et tristesse Marilyn Monroe: «Une carrière c’est bien, mais ça ne donne pas chaud quand on a froid, la nuit, seule dans son lit.» Combien de personnes dévouées et fidèles à leur entreprise, qui n’ont pas compté leurs heures de travail, découvrent un jour qu’elles ont saccagé leurs familles, oublié d’éduquer leurs enfants qui éprouvent, en retour, à leur égard un vif ressentiment, n’ont jamais pu réaliser le moindre de leurs désirs et se retrouvent seules, sans conjoint ni enfants et… parfois licenciées brutalement. Elles ont tout perdu car elles ont cru (ce qui était encore vrai il y a une trentaine d’années) au mythe de «l’homme de l’organisation» (donnant sa force et sa vie à l’organisation et récompensé par celle-ci). Sur ce point, Crozier (1986) a raison. Le seul qui s’en tire est le «marginal sécant», c’est-à-dire l’homme certes impliqué dans son travail mais qui fait partie d’autres groupes et qui est disponible à ses propres désirs, c’est sa seule manière de «respirer» et de durer.

52c) Savoir se situer dans l’organisation. Savoir comprendre sa position, ses possibilités réelles (et non phantasmées) d’accéder à des travaux intéressants, de se perfectionner. Pour cela, une comparaison entre les valeurs et les normes auxquelles on se réfère et celles de l’organisation, de l’institution ou du groupe auquel on participe est indispensable. Elle permet de mieux connaître les catégories qui nous font penser et agir.

53d) Lutter contre la soumission («la servitude volontaire»), chaque jour ou à certains moments précis (grèves), les supérieurs ayant toujours tendance, même s’ils n’en ont pas conscience, à abuser de leur pouvoir. Dans ce but, il est nécessaire de créer (ou d’appartenir à) un collectif soudé. Le travail, même quand il est réalisé solitairement, est toujours l’expression d’un collectif de pensée et d’action. Seule, la personne ne peut guère s’opposer aux ordres parfois aberrants ou proposer ses idées et ses manières de faire. Les dirigeants actuels le savent bien, qui essayent de faire disparaître les collectifs.

54e) Savoir calculer (la raison calculatrice d’Aristote, le reckoning de Hobbes ou de Thoreau) entre ce qui est gagné ou perdu à chaque moment par son investissem*nt au travail. Être extrêmement lucide sur ce point. Calculer n’évacue pas la question du sens à donner à son travail. Un travail sans sens n’est qu’un travail aliéné.

55f) Ne jamais céder aux tendances sacrificielles (toute organisation exigeant de ses membres un certain «masochisme fonctionnel») qui se traduisent par des sentiments de culpabilité ou plus fréquemment aujourd’hui de honte, les idéaux du moi de l’organisation intériorisés par le personnel prévalant sur le rapport au sur-moi individuel.

56g) Vouloir être reconnu (désir de reconnaissance par autrui – la lutte pour la reconnaissance, nous le savons depuis Hegel, étant au centre de la vie – et reconnaissance de son propre désir). Mais ne jamais en être obsédé. Ce sont souvent les déviants, les marginaux, qui sont les véritables créatifs et apportent ainsi quelque chose de neuf à l’organisation ou au métier [22]. Le risque est d’être plus ou moins «marginalisé» par les autres et de se voir rejeté. À chacun d’estimer les risques qu’il peut ou veut prendre, les transgressions qu’il peut se permettre.

57h) Être en mesure de se remettre en question, de se rendre compte de sa finitude, d’élucider sa conduite, d’être stratège vis-à-vis de ceux qui essaient de nous manipuler et être également capable de sublimation [23].

58i) En un mot prendre le chemin de la vie et s’y tenir, malgré son aspect aride et ardu. D’où le caractère princeps de plusieurs éléments évoqués dans la première partie et qui doivent moduler le rapport au travail: le goût de l’oisiveté, de la perte de temps, du jeu, de la marche, de l’imagination («ce qui est maintenant prouvé a d’abord été imaginé» écrivait superbement William Blake), de la fête, du vide plutôt que du plein [24], et le refus du sérieux qui n’est que de l’ennuyeux (Montaigne [25] ou Mallarmé [26] peuvent être dans ce domaine des guides appréciables).

59Nous aimerions pour clore cet article faire quelques remarques.

60a) Il faut, dans de nombreuses circonstances, nuancer les propos tenus sur les oppositions frontales entre dirigeants et collaborateurs, car parfois le chef d’entreprise est lui-même contraint d’opérer des changements, des restructurations dans son organisation, et de même les collaborateurs peuvent par leur soumission, par le désir d’être remarqués et soutenus par leur chef être partie prenante dans la mauvaise gestion et le mauvais moral de l’organisation. Personne n’est parfaitement blanc ou noir. Cela étant, la structure capitaliste et ses principaux acteurs, les propriétaires, les actionnaires, les directeurs d’entreprise et les banquiers, restent les principaux responsables de la crise et de la souffrance au travail.

61b) Même si dans les conditions énumérées nous avons fait référence souvent au travail salarié dans les organisations, ce que nous écrivons est valable pour toute personne au travail même si elle a une profession libérale.

62c) Il est évident que les conditions ne peuvent pas toutes être présentes en même temps et que bien souvent seules certaines d’entre elles seront réunies. De plus, toute liste, (qui n’est, en plus, certainement pas exhaustive), toute énumération falsifient la complexité de la réalité et passent sous silence les interactions entre les diverses conditions. L’expression linéaire est constamment en porte-à-faux. Hélas, pour nous exprimer par écrit nous y sommes (si nous voulons être clairs) condamnés.

63d) Enfin, il est évident (et le lecteur s’en rendra compte sans difficultés) que nous manifestons dans ce texte (même argumenté) nos préférences. Notre conception de l’homme est celle d’un être libre créateur d’une œuvre[27] (de toute nature: un livre comme la fondation d’une famille heureuse) et qui travaille (au sens du travail aliéné [28]) le moins possible. Un tel être (allant vers l’autonomie) est rare car notre société reste profondément hétéronome et productiviste. C’est pour cela que tous ceux qui peuvent se situer comme exote, excentrique, marginal, «dichter», autonome, doivent, à notre point de vue, ne pas cesser la lutte contre l’hétéronomie, aller «à contre-pente» et sortir de «l’insignifiance» (Castoriadis, 1996). Ils ouvriront ainsi peut-être une porte par laquelle les autres pourront s’engouffrer et favoriser non l’avènement d’un «avenir radieux» mais simplement (et c’est beaucoup) d’une société plus vivable et plus juste où travailler deviendra une activité noble où chacun pourra mettre en œuvre ses désirs et sa volonté d’être un homme (au sens générique du terme), qui pense, cherche, agit, affirme son identité toujours en évolution et apporte sa contribution, toujours limitée mais essentielle, à la transformation d’un monde dont il se sent partie prenante.

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